Vaut-il la peine de s’intéresser à la politique ?

Une société peut se passer un certain temps de gouvernement et de budget, mais pas du service finalement ingrat que rend son personnel politique. D’où l’impérieuse nécessité de prier pour lui, rappelle l’essayiste Jean Duchesne.

La France semble être devenue ingouvernable depuis les élections législatives du début de l’été dernier. Au lieu de surmonter les clivages apparus aux élections européennes de la fin du printemps, elles les ont aggravés : aucune majorité stable ne paraît pouvoir reposer sur une coalition entre groupes parlementaires. Il n’y en a pas moins de 11, et 27 députés (sur 577, soit 5%) sont non-inscrits. La réalité est ainsi plus complexe que la tripartition entre “gauche”, “centre” et “droite” dont on parle d’ordinaire pour simplifier. Un Premier ministre a déjà été renversé et l’actuel est menacé. Ce qui pose au moins deux questions. L’une est pragmatique : que faire pour sortir de l’impasse ? L’autre va un peu plus profond : est-ce si grave ?

La “censure constructive”

Une solution existe dans des pays voisins (Allemagne, Belgique, Espagne…) qui sont assurément des démocraties. C’est ce qu’on appelle la “motion de censure constructive” : ceux qui obtiennent la chute du gouvernement sont obligés de lui succéder et doivent donc assumer la responsabilité de leur victoire. La nouvelle majorité, constituée négativement pour dénoncer et abattre, aura dû proposer en même temps un nouveau Premier ministre. Il faudra aussi qu’elle ait trouvé et gardé au fil du temps la cohésion nécessaire pour agir positivement, avec un programme, bien au-delà des accords de désistements locaux aux élections et des concours de dénigrement d’une “tête de Turc” commune (le gouvernement qu’elle renverse). Il faut maintenant négocier pour durer, accepter des compromis, transiger même…

L’avantage de ce système est qu’il empêche des alliances entre extrêmes qui se diabolisent réciproquement : censurer de concert les forcerait à cohabiter.

L’avantage de ce système est qu’il empêche des alliances entre extrêmes qui se diabolisent réciproquement : censurer de concert les forcerait à cohabiter. Cependant, l’inconvénient est que, dans l’entre-deux loin d’être homogène, on doit d’abord s’unir et ensuite, si cela ne suffit pas pour bricoler une majorité, faire des concessions à des radicaux d’un bord ou de l’autre. De tels marchandages déconsidèrent, depuis la IIIe République, ceux qui s’y livrent, soupçonnés de cynisme à courte vue, alors que le public estime avoir droit à des “hommes d’État” non seulement efficaces, mais encore fiables et motivés par une vision un peu inspirante — en tout cas pas par un appétit inextinguible des prérogatives formelles que procure le pouvoir.

Si les chasseurs risquent de devenir gibier…

Un autre problème est que la critique est bien plus facile — voire plus confortable — que l’épreuve des décisions à prendre par-delà la gestion des affaires courantes : dans l’urgence, ou bien pour le long terme. En régime démocratique, un élu a bien plus de liberté de parole dans l’opposition que s’il appartient à la majorité. Et il est encore plus astreint à la solidarité et sur la défensive s’il devient ministre. Les frondeurs invétérés ne sont donc pas pressés que soit adoptée la règle de la “censure constructive”, car au lieu de rester chasseurs, ils seraient transformés en gibier, ciblés par des mécontents comme il s’en épanouit toujours et partout – sauf bien sûr là où les médias sont censurés sans que les dirigeants puissent l’être au Parlement.

Le principal obstacle à une responsabilisation des contempteurs du gouvernement (quel qu’il soit) est néanmoins que la Constitution en vigueur en France stipule que c’est le président de la République qui nomme le Premier ministre. Ce ne serait plus le cas si une majorité des députés ne pouvait renvoyer celui-ci qu’à la condition de lui donner un successeur par le même vote. Pour instaurer une telle procédure, il faudrait une réforme qui serait bien plus qu’une retouche et saperait un principe essentiel du texte actuel. Il est à parier qu’une telle modification n’aurait l’appui ni des partisans du présidentialisme, ni de ceux qui voudraient tout bazarder de la Ve République, et donc n’aurait guère de chances d’être promulguée.

Mission impossible

La “censure constructive” n’est ainsi sans doute pas la panacée. Elle n’est d’ailleurs pas infaillible : la Belgique et l’Espagne ont été récemment, à plusieurs reprises et près de deux ans chaque fois, sans nouveau gouvernement et avec des budgets prorogés. Elles y ont survécu. On peut alors se demander si la situation est aussi préoccupante qu’on l’assure pour ne pas paraître se retrancher aussi lâchement que vainement dans sa tour d’ivoire. La zizanie est en fait inhérente à la politique, c’est-à-dire à la vie dans la cité (polis en grec). En effet, les consensus indispensables y sont largement tacites, tandis que les différends s’exposent, explosent et saturent l’espace public — surtout en un temps où les médias omniprésents sont plus aptes à se faire l’écho d’événements qui agressent et déstabilisent que d’acquis quasiment intemporels.

Le service rendu par les gouvernants est expressément reconnu dans l’Évangile.

Ces bisbilles n’affectent toutefois que tangentiellement l’offre ou la production et la consommation de biens et de services, et pratiquement pas la vie privée. En un sens, peu importe qui est président, chef du gouvernement, ministre de ceci ou de cela… De même, que le paysan, le plombier ou le postier vote pour tel parti ou tel autre ne change pas grand-chose. Le personnel politique n’est pas plus (ni moins) utile. Il a toutefois sa mission propre : il lui revient de coordonner tout le reste — sans jamais y réussir pleinement, sauf quand (par exception) l’histoire racontée opère une décantation et aboutit à une apothéose posthume. C’est ainsi que le général de Gaulle, tant vilipendé de son vivant, est aujourd’hui salué de tous côtés.

Oser prier pour les gouvernants

Le service rendu par les gouvernants (ainsi que par leurs critiques prompts à dénoncer tout abus, et théoriquement prêts à les remplacer) est expressément reconnu dans l’Évangile. L’idée est que “tout pouvoir est donné d’en haut” (Jn 19, 11). Non qu’il faille obéir comme à Dieu, car il s’agit plutôt d’une espèce de “loi naturelle” : le Créateur laisse aux humains la possibilité d’organiser leur existence commune en combinant leur interdépendance avec la liberté qu’ils gardent. C’est pourquoi saint Paul recommande de se soumettre aux “autorités supérieures” (Rm 13, 1-7) et même de prier pour elles, quelles qu’elles soient (1 Tm 2, 1-2).

Cette invitation présuppose que les dirigeants (et leurs rivaux) ne sont pas automatiquement à la hauteur. La force nécessaire au service de la collectivité est régulièrement tentée d’adapter à sa guise les lois qu’elle doit faire appliquer, et elle ne s’obtient déjà pas sans affrontements. Les campagnes électorales d’aujourd’hui sont certes préférables aux campagnes militaires de jadis. Le problème demeure néanmoins que l’exercice du pouvoir (pour autant que cela ne se résume pas à le conserver) exige d’autres qualités que celles qui permettent de le conquérir. 

Le paradoxe du séducteur qui convoite une servitude

Peut-être y a-t-il là une raison supplémentaire de prier pour nos politiques : ils sont aux prises avec un paradoxe, qui est qu’ils doivent s’imposer en séduisant et bagarrant, afin de devenir non pas des maîtres (sous peine d’être tôt ou tard honnis), mais les esclaves de l’intérêt général tel qu’ils peuvent le discerner, et en plus des jouets de l’opinion où leurs adversaires continuent à s’agiter. À quoi s’ajoute que les emplois sont à durée déterminée et révocables, et qu’ils ne permettent plus de s’enrichir sans vergogne comme autrefois. Cela mérite sinon de la sympathie, au moins un certain respect, malgré les réserves, l’agacement et même l’hostilité que suscitent certaines figures — voire la plupart. Le plus étrange est que les vocations ne manquent apparemment pas. Mais est-il si raisonnable de s’en moquer ?

Quel est l’intérêt de prier pour nos ministres ?Qui prie encore pour la République ?Prions pour le nouveau gouvernement !